Le droit comme outil de contrôle des corps

2 novembre 2025 | Clara Landry

L'égalité formelle est garantie par la loi à travers la protection des droits des personnes par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Toutefois, les recours juridiques au sujet des droits économiques et sociaux basés sur ces chartes ont été peu concluants au Canada.

On peut ainsi se questionner sur le manque d'égalité réelle au sein de notre système de justice. Ajoutons à cela que la Constitution canadienne, comparativement à celles de plusieurs autres États, ne garantit pas les droits économiques et sociaux. Ces constats soulèvent la nécessité de réfléchir à la réelle protection des droits fondamentaux que procure le système juridique aux groupes marginalisés, plus particulièrement aux citoyen·nes qui vivent sous le seuil de la pauvreté. Comment le droit contribue-t-il à créer des inégalités économiques et sociales, et quelles sont les pistes de solution qui se dressent devant nous en vue d'un avenir plus juste ?

Néolibéralisme et pauvreté

La néolibéralisation du système public de notre État de droit a affecté de manière démesurée les services juridiques, et ce, en se déresponsabilisant de l'un de ses principes fondamentaux : promouvoir les droits de toutes et tous. Force est de constater un appauvrissement important des institutions sociales par les gouvernements dans une logique d'assimilation de l'État au marché boursier, entraînant ainsi une privatisation majeure des services publics. Ce phénomène politique a eu pour conséquence immédiate d'exacerber les inégalités, ciblant majoritairement les individus vivant différents obstacles systémiques et économiques, ainsi que leur capacité à faire protéger leurs droits. Au sein du système de justice, le mouvement néolibéral a également eu comme conséquence « […] un recours accru aux processus juridiques associés au droit social pour sanctionner ou contrôler les personnes vivant en situation de pauvreté », notamment dans le contexte de la protection de la jeunesse, en matière de droit psychiatrique et en droit du logement [1]. Cette conjoncture entre judiciarisation et manque d'accès au système de justice est analysée par la professeure Emmanuelle Bernheim dans « Judiciarisation de la pauvreté et non-accès aux services juridiques : quand Kafka rencontre Goliath ». Effectivement, l'État néolibéral adopte des stratégies autoritaires menant ainsi à davantage de contrôle sur les corps.

L'une de ces stratégies autoritaires est l'hypersurveillance dont les communautés sous le seuil de la pauvreté sont victimes et qui contribue conjointement à leur surreprésentation sur les bancs des tribunaux. Cette optique punitive de l'État sur sa population n'apporte pas une meilleure protection aux personnes ni à leurs droits fondamentaux. Michel Foucault pose les bases de ce constat, résumé dans le livre Foucault à Montréal dirigé par Sylvain Lafleur. Il est possible de lier, entre autres, cette surveillance à l'augmentation du nombre de règlements municipaux portant sur les « incivilités » visant les populations en situation de précarité, dont les personnes en situation d'itinérance et les travailleuses du sexe. Le but de ces règlements n'est pas de prévenir le crime, mais plutôt de protéger le capital de certains membres de la population. Le phénomène de l'hypersurveillance est également amplement documenté en ce qui a trait aux droits criminel et pénal. La littérature montre que l'hypersurveillance mène à la persécution disproportionnée des femmes, des personnes noires, racisées et autochtones, des personnes en situation de pauvreté et de la communauté LGBTQIA2S+. Ainsi, nous pouvons conclure que le droit se présente comme un outil de contrôle des corps.

L'invisibilité législative

L'invisibilité des personnes pauvres dans la production du savoir juridique civiliste, un droit au service des propriétaires et du capital, est documenté dans une étude par les chercheur·euses Alexandra Bahary-Dionne et Marc-Antoine Picotte, publiée en 2023 [2]. Les auteur·es y réitèrent le caractère situé du droit, une notion juridique proposée par la chercheuse Sandra Harding qui refuse la prétention d'une quelconque neutralité dans la création du savoir juridique [3]. Dans l'article « Les pauvres et le droit civil : essai sur la production du savoir juridique », le constat des auteur·es par l'étude du vocabulaire utilisé dans le Code civil québécois est que malgré une surreprésentation des personnes en situation de précarité dans les différents domaines de droit social, les personnes en situation de pauvreté sont invisibles au niveau législatif civiliste. Les auteur·es arrivent au même constat au niveau doctrinal et jurisprudentiel civiliste.

L'aide juridique

En réaction au contrôle de l'État sur les corps des personnes issues de milieux défavorisés ainsi que leur invisibilité dans la législation, certaines pistes de solution s'offrent à nous : miser, notamment, sur l'aide juridique et sur le milieu communautaire. En suivant la logique néolibérale, l'aide juridique est l'un des services publics qui devait être réduit dès les années 90. Pourtant, selon la Coalition pour l'accès à l'aide juridique fondée en 2007 par plusieurs organismes communautaires, l'aide juridique est un droit fondamental, « une pierre d'assise de l'accès à la justice ». [4] Selon un mémoire déposé à la Commission des institutions par la Coalition en 2018, le financement adéquat du réseau est l'un des changements substantiels devant être apportés à la Loi sur l'aide juridique. La stagnation des seuils d'admissibilité est également dénoncée dès 2007. Comme le mentionne le mémoire déposé dans le cadre du projet de loi 168, bien que la situation se soit améliorée en 2016 par l'arrimage du seuil d'admissibilité au salaire minimum, la situation n'est pas sans faille : les dossiers à l'aide juridique n'augmentent pas malgré cette réforme. La Coalition exige également de revoir le bassin de services. Effectivement, plusieurs services juridiques ne sont plus couverts ou sont soumis à des critères discrétionnaires, notamment en ce qui concerne le non-consentement aux soins, de demande en garde en établissement et de droit du logement. Finalement, la Coalition demande que les procédures d'accès à l'aide juridique soient grandement simplifiées, puisque les documents requis et leur nature entraînent actuellement des délais trop importants menant à une privation de l'accès à la justice. Du point de vue des membres de la Coalition, tous les services publics comme les services de santé, les services de garde en centres de la petite enfance (CPE) et l'enseignement scolaire devraient être adéquatement financés par l'État. La privatisation devrait être au cœur de l'actualité, afin de démontrer ses nombreux effets néfastes pour le droit à l'égalité.

La reconnaissance du milieu communautaire

L'accessibilité au droit pour l'ensemble de la population est un élément central de l'accès à la justice. Cela prend forme à travers l'éducation juridique et la garantie d'un accès à une information juridique claire et vulgarisée, mais la complexification des notions juridiques compromet ces objectifs. Le milieu communautaire, un service juridique non traditionnel, participe activement à cette mission sociale, notamment par le biais de cliniques juridiques et par la création d'organismes d'accompagnement au sein des tribunaux. Il est du devoir du ministère de la Justice de financer ces organismes à la hauteur de leurs implications afin de répondre à son rôle : la promotion de la justice. De surcroît, au-delà du financement, il devrait être primordial pour le législateur de consulter davantage les organismes concernés et de prendre en considération leurs demandes lors de l'écriture de nouveaux projets de loi sur les enjeux liés à la précarité et à l'accès à la justice, afin de représenter de façon véritable les besoins de la population en la matière. Cela participerait également à lutter contre l'invisibilité des personnes en situation de pauvreté dans la loi, comme l'ont démontré les auteur·es Alexandra Bahary-Dionne et Marc-Antoine Picotte. Par exemple, dans le cadre du projet de loi 31 en matière de droit au logement, nous avons pu constater le manque de prise en considération flagrant de notre gouvernement à l'égard des organismes communautaires comme le RCLALQ, portant ainsi atteinte aux droits des locataires en matière de cession de bail.

Dans les deux mesures énumérées plus haut, il est question de la responsabilité de nos gouvernements. Toutefois, ceux-ci font preuve, historiquement, de peu d'intérêt pour un système de justice qui travaille pour tous et toutes. Si les droits fondamentaux des personnes en situation de vulnérabilité économique ne sont pas garantis par les chartes, que les comportements étatiques sont autoritaires à leur égard et qu'ils sont invisibles dans notre législation, sommes-nous devant un mouvement « punitif de la pauvreté ? » [5]


[1] Emmanuelle Bernheim, « Judiciarisation de la pauvreté et non-accès aux services juridiques : quand Kafka rencontre Goliath », Reflets : revue d'intervention sociale et communautaire, 25(1), 2029, p. 71.

[2] Alexandra Bahary-Dionne et Marc-Antoine Picotte, « Les pauvres et le droit civil : essai sur la production du savoir juridique », Communitas, vol 4, no 1, 2023. https://www.erudit.org/fr/revues/communitas/2023-v4-n1-communitas08993/1108313ar/

[3] Sandra HARDING, « Rethinking Standpoint Epistemology : What is “Strong Objectivity” ? », (1992) 36:3 The Centennial Review 437.

[4] Coalition pour l'accès à l'aide juridique, Mémoire de la Coalition pour l'accès à l'aide juridique présenté à la Commission des institutions, 2018, p. 3

[5] Loïc Wacquant, Punishing the Poor : The Neoliberal Government of Social Insecurity, Duke University Press, A John Hope Franklin Center Book, 2009, p. 408.

Clara Landry est membre de l'Association des juristes progressistes.

Illustration : Anne Archet

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