Individualisation de l'itinérance : « Si tu veux, tu peux ! »
  
		La pauvreté est l'une des causes de l'itinérance, et elle se ressent dans le quotidien des personnes en situation d'itinérance. Les organismes communautaires membres du Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) en sont témoins chaque jour : la pauvreté a des effets ravageurs sur nos concitoyen·nes, et les ressources manquent pour les soutenir adéquatement.
La pauvreté, c'est l'affaire de tout le monde – ce sont nos voisin·es qui doivent aller à la banque alimentaire pour réussir à finir leur mois, c'est l'étudiant·e qui doit cumuler plusieurs emplois pour arriver à payer son loyer, c'est la personne qui quête parce que son chèque d'aide sociale n'est pas suffisant pour couvrir ses besoins de base. Dans le milieu de l'itinérance, nous sommes confronté·es à la pauvreté chaque jour, mais surtout, nous sommes confrontés à sa complexité. Parce que l'itinérance et la pauvreté sont loin d'être des enjeux faciles.
Michel a une famille, un bon emploi, un entourage qui le soutient. Du jour au lendemain, il perd tout et se retrouve à la rue, à dormir sur un banc de parc. Bien que cette histoire soit fictive, dans l'imaginaire collectif, c'est souvent de cette manière qu'est comprise l'itinérance – un coup de malchance, un événement bouleversant, une irrégularité dans une vie « normale ». On s'imagine que de sortir d'une situation d'itinérance, c'est aussi simple que de se trouver un logement – si on réussit à « placer » Michel en appartement, il pourra reprendre le cours de sa vie et mettre derrière lui ce malheureux incident de parcours. Sans surprise, la réalité est beaucoup plus complexe.
L'exemple de Michel est le reflet d'une perspective individualisante de l'itinérance qui conceptualise ce phénomène comme un échec personnel, qui aurait donc comme solution un effort personnel. Selon cette perspective, la trajectoire d'une sortie d'itinérance commencerait par la reprise en main, puis par un retour en logement pour pouvoir finalement redevenir un membre productif de la société. Si Michel est capable, rien n'empêche les autres de le faire !
Cette façon de concevoir l'itinérance passe totalement à côté des causes structurelles du passage à la rue et omet de considérer les barrières systémiques auxquelles les personnes en situation d'itinérance font face tout au long de leur parcours. Loin d'être une ligne droite, l'itinérance se dessine plutôt comme un gribouillis, un processus de désaffiliation sociale, de va-et-vient parsemé d'embûches entre la rue et le logement. L'itinérance, ce n'est pas aussi simple que de tomber dans la rue, d'être dans la rue et d'en sortir. Par-dessus tout, c'est un phénomène social et non individuel.
La pauvreté est un choix de société
La société capitaliste chapeautée par l'État construit et maintient les conditions qui mènent à la pauvreté et à l'exclusion sociale. La pauvreté est un choix politique : prenons par exemple les montants d'aide sociale qui sont volontairement calculés pour combler 50 % seulement des besoins de base afin de pousser les prestataires à « se trouver une job ». Dans une société où l'employabilité est valorisée par-dessus tout, les personnes qui ne peuvent pas travailler sont ainsi condamnées à la pauvreté par l'État, et celles qui travaillent au salaire minimum ne sont pas loin devant. Avec un chèque d'aide sociale de moins de 800 $ par mois, essayer de payer au minimum un loyer, une épicerie et ses déplacements relève du miracle… et ce n'est pas le gouvernement qui se surmène pour aider, lui qui envoie les Québécois·es vers les banques alimentaires déjà surchargées, lui qui s'attaque aux droits des locataires et qui investit peu dans les ressources communautaires ou de manière à transformer leur mission de transformation sociale en rapiéçage de misère. Ce n'est donc pas l'État qui facilite la sortie de pauvreté, et c'est sans compter le manque d'accès aux soins de santé, l'éducation, la judiciarisation des personnes dans l'espace public, la discrimination et le racisme systémique… les personnes en situation de précarité doivent faire des efforts surhumains pour se battre contre un ensemble de systèmes dans lesquels les dés sont pipés.
Comment donc parler de solution simple à l'itinérance alors même que l'on constate qu'elle est la résultante d'une accumulation de manquements collectifs et de trous dans notre filet social ? Alors que l'idée de mettre fin à l'itinérance en fournissant un logement à chacun est attrayante, force est de constater qu'un toit ne fait pas disparaître la précarité et l'exclusion sociale. Évidemment que le logement est un droit et que chacun·e devrait avoir accès à un chez-soi sécuritaire. Supposons toutefois que chaque personne soit placée en logement aujourd'hui : il y aurait quand même des personnes en instabilité résidentielle, des femmes qui subissent des violences, des personnes judiciarisées par la police, d'autres qui subissent de la discrimination parce qu'elles consomment, des jeunes LGBTQ2S+ qui se font mettre à la porte, des personnes qui sortent de prison sans aide à la réinsertion, des personnes qui n'arriveraient pas à se trouver un emploi ou à le maintenir et qui auraient de la difficulté à payer leur loyer à la fin du mois – la pauvreté ne disparaît pas avec un logement.
Plus qu'une question de logement ou de « motivation »
Personne n'est contre l'idée d'un monde sans itinérance. Toutefois, la croyance que mettre fin à l'itinérance est réalisable sans changements sociaux profonds – sans programmes de lutte à la pauvreté, sans réel accès à l'éducation, sans accès à des soins de santé adaptés et exempts de stigmatisation, sans revenu permettant de sortir de la pauvreté – est dangereuse. Si le poids de la sortie de l'itinérance repose sur les épaules des plus vulnérables et non sur celles de l'État qui les écrase, nous condamnons à la pauvreté et à l'exclusion sociale une grande partie de nos concitoyen·nes. Nous reproduirons malgré nous les schèmes d'une société de méritocratie, risquant de diviser les personnes entre celles qui « méritent » de l'aide puisqu'elles font des efforts pour s'en sortir versus celles qui ne se « forcent pas » et qui ne « méritent » donc pas d'aide de la société.
Puisque ce sont l'État et la société capitaliste qui produisent les situations de pauvreté, c'est à l'État que revient la responsabilité de remédier à la situation et de construire un filet social assez solide pour empêcher les personnes de tomber entre ses mailles. L'itinérance est un enjeu de société dont les causes sont complexes et différentes pour chaque personne – il y a autant de façons de basculer et de vivre en situation d'itinérance que de personnes. Pour l'instant, alors que ce sont des choix politiques qui engendrent et maintiennent des situations de pauvreté et d'exclusion sociale, ce sont les organismes communautaires qui se mobilisent pour venir en aide aux personnes et qui font les frais du sous-financement des services publics. En attendant que les instances publiques prennent leurs responsabilités et financent adéquatement les services sociaux, ce sont les organismes communautaires qui travaillent à colmater les brèches d'un système conçu pour que certain·es s'y noient.
Lorsqu'une personne passe à travers toutes les mailles du filet social, elle se retrouve dans les organismes en itinérance qui, eux-mêmes en situation précaire, se démènent pour offrir des ressources dignes avec les minces moyens à leur disposition. Face à l'inertie de l'État, comment pouvons-nous collectivement soutenir nos voisin·es qui subissent les contrecoups des désinvestissements sociaux, comment lutter contre l'individualisation de problèmes sociaux ? Bientôt confronté·es à des années qui, nous dit-on, seront fastes, nous nous devons de bâtir des solidarités intersectorielles et interclasses pour revendiquer le respect de nos droits et refuser leur effritement par une succession de gouvernements apathiques. Personnes domiciliées ou non, organismes et citoyen·nes – soyons furieux·euses, indigné·es, soyons solidaires et reprisons ce filet social ensemble.
Catherine Marcoux est organisatrice communautaire au Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM).
Illustration : Anne Archet