
Les courants réactionnaires contemporains ont trouvé comment tirer profit de la crainte des centristes autour de la « montée des extrêmes » et de la « polarisation ». L'obsession pour le dialogue et le juste milieu fait le jeu de a droite dure.
En mai 2023, plus de six ans après l'élection de Donald Trump en 2016 et deux ans après la tentative de renversement de l'élection présidentielle de 2020, CNN offrait une nouvelle tribune complaisante à Trump, principal représentant du néofascisme made in the USA, dans une soirée de type « town hall » qui a rapidement dérapé. Le lendemain, suite à l'avalanche de protestations venant du public, le journaliste vedette Anderson Cooper présentait des explications en ondes : « Vous avez tout à fait le droit d'être indigné, en colère, et de ne plus jamais regarder cette chaîne. Mais pensez-vous que rester dans votre silo et écouter uniquement les personnes avec qui vous êtes d'accord va faire disparaître cette personne ? »
Cette réplique offre un magnifique éclairage sur la part de responsabilité du centre dans la montée de la réaction et de l'extrême droite au sein des sociétés occidentales.
Malaise dans la civilisation centriste
Le centre politique croit avec une dévotion sans pareille que tout peut et doit être débattu. Bien qu'iels refusent de s'affilier sciemment à quelque courant politique que ce soit (hormis une loyauté à l'égard d'une forme quelque peu vague et statique de démocratie), plusieurs journalistes de médias dominants sont viscéralement attaché·es à cet idéal. Iels font de cette mission leur identité professionnelle : les
médias représenteraient l'agora incontournable et indépassable des démocraties libérales. Toutes les opinions étant par défaut considérées comme recevables, il ne resterait qu'à les exposer pour que les citoyen·nes les évaluent et fassent leur choix.
Mais les temps sont durs pour le centrisme et son libre marché des idées. Depuis la crise financière de 2008, le récit néolibéral (qui accompagnait le régime économique du même nom en le présentant comme naturel, rationnel et indépassable), est dans une déroute que rien ne semble arrêter. Le centre, avec son pragmatisme, sa modération et son obsession pour la bonne entente et le statu quo, ne convainc plus.
Cet effondrement nourrit ce que le centre appelle la montée des extrêmes. À l'ère de la lente, mais pénible agonie du néolibéralisme, la polarisation est devenue la bête noire de la bonne société intellectuelle. La conversation démocratique se porte mal, déplore-t-on. Nous ne sommes plus capables de nous parler. En perte de vitesse, les centristes se voient confronté·es à des discours qui leur sont radicalement antagonistes, mais cela ne les incite pas à revoir leurs a priori, bien au contraire.
On préfère plutôt répéter une critique maintenant convenue – même si peu appuyée empiriquement – selon laquelle les médias sociaux enfermeraient les individus dans des chambres d'écho ou des bulles filtrantes (probablement ce à quoi faisait référence Anderson Cooper en parlant de « silos »). Il revient donc aux médias d'information sérieux et responsables de faire entendre toutes les voix, même celles qui ne font pas l'affaire des pauvres citoyen·nes aveuglé·es par leurs biais cognitifs. Une tâche ingrate, mais nécessaire en démocratie, nous explique-t-on d'un air grave.
Fausses équivalences
Ce discours omniprésent, d'une fantastique autocomplaisance, est aussi extrêmement pernicieux. Le terme de polarisation évoque un phénomène symétrique et invite à déduire que les extrêmes de notre époque s'équivalent. Entre les un·es qui veulent retirer des droits et remettre en question la dignité de personnes marginalisées, et les autres qui promeuvent ces droits et défendent leur propre humanité, on nous invite à trouver un juste milieu, un terrain d'entente.
Observons par exemple comment le journaliste radio-canadien Alexis De Lancer décrivait la manifestation anti-LGBTQ et sa contre-manifestation tenues à Ottawa en septembre dernier dans le cadre de mobilisations pancanadiennes : « j'ai assisté à un triste étalage de polarisation débridée, très caractéristique de notre époque. Si les uns étaient qualifiés de fascistes transphobes, les autres étaient étiquetés de pédophiles wokes. Entre les deux anathèmes, pas de place pour la nuance : l'essence même de la polarisation » [1].
Cette mise en miroir des extrêmes, qu'elle soit intentionnelle ou pas, est omniprésente. Elle est pourtant très problématique parce que ces extrêmes ne s'équivalent pas, et ce à plusieurs niveaux.
D'abord, sur le plan du pouvoir qu'elles parviennent à mobiliser : pendant qu'une gauche radicale pousse à l'annulation d'une conférence ou à la chute d'une statue, l'extrême droite obtient l'interdiction de livres dans des États entiers ou la révision du cursus scolaire pour qu'il convienne à leur idéologie. Ensuite, sur le plan des causes défendues : pendant qu'à gauche on cherche à faire reconnaître le racisme systémique ou à avoir un climat encore viable pour la vie humaine sur la planète, à droite on s'époumone sur le burkini d'une femme musulmane ou la lecture d'un conte par une drag queen. Enfin, sur le plan de la qualité des arguments avancés : régulièrement, des débats médiatiques opposent des chercheur·es ou spécialistes défendant des thèses progressistes à des idéologues réactionnaires dont la rhétorique tend vers le complotisme.
Des politicien·nes comme François Legault ont très bien saisi cet appel de la bonne société centriste à la modération et au débat raisonné. Suite aux manifestations anti-LGBTQ, notre premier ministre se présentait en « rempart contre les extrêmes » tout en précisant « comprendre » les « parents inquiets » [2]. Legault avait d'ailleurs fait le même coup dans le débat sur la Loi sur la laïcité adoptée en 2019, en répétant que cette loi était « modérée ». « Pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité », expliquait-il, ajoutant que son gouvernement « délimite le terrain » parce qu'il y a « des gens un peu racistes » qui voudraient aller plus loin [3].
En résumé, la fascination centriste pour la polarisation et les extrêmes pose triplement problème. D'abord, elle contribue à rendre socialement acceptable une droite intolérante et haineuse. Ensuite, elle invite à considérer les mouvements de gauche radicale comme équivalents à cette intolérance et cette haine. Autrement dit, alors qu'on nous invite régulièrement à faire preuve d'empathie à l'égard des âmes désœuvrées qui dérivent vers l'extrême droite, on condamne avec beaucoup moins d'hésitations ce qu'on appelle parfois « une certaine gauche » qui sombrerait dans le radicalisme et l'intransigeance. Enfin, à travers tout cela, le centre invisibilise son propre rôle et son attachement idéologique à un statu quo libéral qui fait de moins en moins consensus. De fait, la réaction de centre tend elle aussi à se radicaliser, s'accrochant désespérément à des prémisses (« le système fonctionne ») et institutions (l'État, l'économie de marché, les médias dits traditionnels) qui s'écroulent sous le poids de leurs contradictions (inégalités galopantes, services publics en décrépitude, et j'en passe). C'est pourquoi on parle parfois d'extrême centre, un terme dont certain·es se réclament même ouvertement.
[1] « Quand la polarisation torpille le dialogue », Infolettre des Décrypteurs, 23 septembre 2023.
[2] Thomas Laberge, « Identité de genre : François Legault veut être un “ rempart contre les extrêmes ” », La Presse canadienne, 21 septembre 2023. Disponible en ligne.
[3] Sophie-Hélène Lebeuf, « Laicité : “ pour éviter les extrêmes, il faut en donner un peu à la majorité ” », Radio-Canada, 18 juin 2019. Disponible en ligne.
Illustration : Alex Fatta
POUR ALLER PLUS LOIN
Éric Fassin, « La culture de l'annulation dans les médias », Le Club de Mediapart, 11 novembre 2021. Disponible en ligne : https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/111121/la-culture-de-lannulation-dans-les-medias